Frédéric de Natal : Les guerres napoléoniennes ont profondément marqué la culture russe. La campagne de Russie a été relatée par Léon Tolstoï dans son célèbre roman historique « Guerre et Paix ». Plus proche de nous, durant la Seconde Guerre mondiale, l’invasion allemande de l’ Union soviétique a souvent été mise en parallèle avec la campagne de Russie. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi appelle-t-on cette campagne dans vos livres d’histoire, la « Guerre patriotique de 1812 » ?
Grand-duc Georges de Russie : En russe, il y a une certaine différence sémantique entre les termes « patriotique » et « Otetchestvennaya ». Les deux mots sont utilisés et sont synonymes, à la différence que le mot « patriotique » que vous utilisez est d’origine étrangère alors que celui d’«Otetchestvennaya » est purement slave. Toute forme de défense de la patrie est un acte de patriotisme. La « Guerre Otetchestvennaya » a été précisément une guerre de défense pour lamère-patrie puisque notre liberté et notre indépendance étaient menacées. En outre, le terme «Otetchestvennaya » traduit aussi notre capacité à nous unir lorsqu’il s’agit de protéger l’héritage de nos ancêtres, quelques soient les origines sociales de chacun et en dépit des divisions qui perdurent en temps de paix.
Frédéric de Natal : Vous êtes le descendant du Maréchal Murat dont on peut dire qu’il n’a été guère enthousiaste à l’idée d’accompagner Napoléon Ier dans sa conquête de la Russie. Quelles furent ses actions durant cette campagne, dont il avait au préalable averti son beau-frère des plus grand périls ? Sont-elles décisives dans la prise de Moscou ?
Prince Joachim Murat : Murat était effectivement défavorable à l’attaque contre la Russie. Mais en 1812,l’Empereur n’écoutait déjà plus les conseils de son entourage. Le traité de paix signé à Tilsitt en 1807 avec le Tsar, suite aux très violentes victoires françaises d’Eylau et Friedland, imposait des conditions compliquées pour la Russie. En particulier le blocus contre l’Angleterre que la Russie ne respectera pas. La voie diplomatique aurait pu être préférée à l’action militaire. Mais Napoléon veut frapper vite et fort en poussant les armées du prince Piotr Bagration et du prince Barclay de Tolly à se rejoindre pour les détruire et éviter ainsi une campagne longue sur le sol russe. Il met d’ailleurs à contribution son petit frère Jérôme [roi de Westphalie-ndlr] et le maréchal Davout. Davout fait, une fois de plus, un travail remarquable dans cette poursuite, mais Jérôme, lui, n’arrive pas à rattraper Bagration, retarde gravement la progression des armées françaises et fait capoter complétement le plan de l’Empereur qui, furieux, devra s’enfoncer sur le territoire russe avec les conséquences désastreuses que l’on sait. Jérôme rentre en Allemagne et ne participera pas à la campagne de Russie. Si le plan initial de l’Empereur avait fonctionné cette campagne se serait arrêtée au mois de juillet sur une victoire française et l’avenir de l’Empire aurait complétement changé. S’en suivra la marche vers Moscou avec des victoires françaises à Krasny, Smolensk, Valoutina Goura (où Gudin sera très grièvement blessé et mourra quelques jours plus tard de ses blessures) puis bien sûr la Moskowa. Borodino pour les Russes, la bataille des géants, plus de 80 000 morts. Les maréchaux Murat, Ney, Davout enchaineront les prouesses militaires. Mais si toutes ces batailles sont incontestablement des victoires françaises, ce sont des victoires en demi-teinte d’où l’armée russe parvient à chaque fois à s’échapper. Après Borodino nous entrons dans Moscou, désertée par les Russes.
Frédéric de Natal : Tout commence bien pourtant pour Napoléon et sa Grande armée qui avancent très rapidement à travers la Russie. Napoléon Ier entre dans Moscou, ville aux mille églises, espérant une capitulation du Tsar Alexandre Ier qui ne vient pas. Le 14 septembre 1812, les flammes ravagent soudainement la ville. La cause de cet incendie n’a jamais fait l’unanimité chez les historiens. Quel est votre avis sur la question, qui des Russes ou des Français sont responsables de cet incendie, qui marqua profondément l’imaginaire de cette guerre ?
Gd G. de Russie : Le comte Léon Tolstoï, que vous avez mentionné, écrit dans Guerre et paix que, dans les conditions de cette fulgurante avancée, Moscou devait être incendiée. Rien de plus facile quand on sait qu’il y avait à cette époque beaucoup de maisons en bois dans la ville. Avec une ville désertée de ses habitants, les soldats de Napoléon y sont entrés facilement et ont commencé à piller la ville. Souffrant du froid, ils ont allumé des feux sans respecter la moindre mesure de sécurité. L’incendie était inévitable. Alors maintenant, qui l’a démarré le premier? Les Français ou les Russes ? Au final, il importe peu de le savoir puisque toutes les conditions étaient réunies pourque la ville s’embrase quoi qu’il en soit. L’essentiel de cette histoire n’est pas vraiment l’incendie, qui reste une conséquence inévitable des décisions antérieurement prises ; mais bien de se souvenir que si Moscou a été abandonnée, elle n’a pas été soumise. La plupart de ses habitants ont peut-être choisi de laisser derrière eux leur patrimoine familial, tout ce qu’ils avaient bâti, mais n’auraient jamais toléré de devoir vivre sous une force d’occupation. Et je crois que c’est bien ce quia surpris Napoléon Bonaparte.
Frédéric de Natal : Napoléon doit finalement évacuer Moscou. C’est de début de la retraite de Russie, laquelle est évoquée dans la première partie du poème « L’Expiation » de Victor Hugo : « Il neigeait. On était vaincu par sa conquête. Pour la première fois l’aigle baissait la tête. Sombres jours ! L’empereur revenait lentement, Laissant derrière lui brûler Moscou fumant. Il neigeait…»écrit le poète. L’hiver russe est un des éléments déclencheurs qui précipite la fin de la Campagne de Russie. Le temps peut-il expliquer à lui seul ce désastre pour Napoléon, sa première grande défaite qui sonne un peu comme le début de la fin de son empire ?
P. J. Murat : On a beaucoup dit que le « général hiver » a battu les troupes impériales. Il est plus juste d’admettre que les combattants russes sont d’une valeur exceptionnelle et que la stratégie adoptée par leur commandement fut très efficace. Nous ne sommes pas parvenus à les arrêter à temps, nous avons dû les poursuivre sans jamais parvenir à obtenir une victoire décisive. Sur la route du retour, notre défaite à Maloiaroslavets nous a forcés à reprendre le même chemin que celui emprunté à l’aller. C’est-à-dire un retour à travers des champs de ruines déjà dévastés et vidés de toute ressource. C’est le début de l’épouvantable retraite de Russie et le commencement de la fin pour l’Empire.
Frédéric de Natal : Dans cette guerre, il y a certes le maréchal Murat et bien d’autres généraux, maréchaux illustres mais il y a aussi le maréchal Mikhaïl Koutouzov qui fut l’un des plus brillants officiers du Tsar. Est-il selon vous le véritable héros de cette campagne, quel a été son rôle et sesouvient-on encore aujourd’hui de sa mémoire ?
Gd G. de Russie : Oui, Mikhail Koutouzov est l’un des principaux héros nationaux de la Russie. Il comprenait profondément la mentalité de notre peuple, comprenait l’âme des soldats. Et son souvenir reste encore aujourd’hui très cher à tous les Russes. Bien que, bien sûr, nous n’oublions pas d’autres officiers tout aussi courageux et talentueux que lui comme les princes Barclay de Tollyou Bagration, le comte Tormasov ou encore les généraux Raevsky, Tuchkov et bien d’autres. L’empereur Alexandre Ier n’était pas un grand commandant et il l’a reconnu lui-même. Mais son rôle dans la victoire reste aussi important. Il a correctement évalué le cours de la guerre et a placé à la tête de l’armée ceux qui ont assuré la victoire.
Frédéric de Natal : Le mot « Bérézina » est devenu une expression de la langue française qui, malgré tout, va contribuer à renforcer la légende napoléonienne. Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots ce qu’il a signifié pour la Grande armée ? D’ailleurs, quel fut le comportement de Murat durant cette retraite ?
P. J. Murat : La Bérézina est indiscutablement une victoire française. Le sacrifice du Général Eblé et de ses hommes pour permettre aux soldats de passer le fleuve est un des moments les plus héroïques de l’Histoire militaire française. Si elle reste dans l’inconscient collectif comme synonyme de catastrophe c’est précisément parce que cette victoire a été arrachée au prix d’immenses sacrifices. La retraite est un désastre parce qu’elle a été entamée dans la précipitation avec des soldats éparpillés sur de très grandes distances. Napoléon a enchainé les décisions hasardeuses et embarqué ses armées dans une tragédie pour finalement la quitter après le franchissement de la Bérézina, en laissant Murat et les soldats dans une situation impossible. Napoléon, ou plutôt Las Cases, reproche d’ailleurs à Murat dans le « Mémorial de Sainte Hélène » le désastre de la retraite de Russie. C’est évidemment un mensonge historique éhonté comme l’a démontré le professeur Jean Tulard. Si c’était Murat qui, avec Davout, avait pris en main la poursuite initiale des armées russes, toute cette tragédie aurait sans doute été évitée.
Frédéric de Natal : En 1807, le traité de Tilsit scelle l’accord de paix entre Napoléon Ier et le Tsar Alexandre Ier. C’est la création du Grand-duché de Pologne qui va profondément agacer le Tsar, poussé par son état-major à reprendre les armes. De son côté et au sommet de sa gloire, Napoléon Ier va demander, en vain, la main de la soeur du Tsar après son divorce avec son Joséphine de Beauharnais. En tant qu’héritier au trône de Russie, quel regard portez-vous à la fois sur Alexandre Ier et Napoléon Ier qui furent tantôt amis, tantôt ennemis ?
Gd G. de Russie : Alexandre Ier et Napoléon Bonaparte étaient tous deux, et sans aucun doute, des dirigeants brillants et remarquables. Mais de caractères très différents. Alexandre Ier était un monarque héréditaire et un homme profondément religieux. Le pouvoir de Napoléon est né de la Révolution et de la République. Il a essayé de créer une sorte de monarchie révolutionnaire d’un nouveau genre. Il était plutôt indifférent à la religion, bien qu’il ne fût pas athée. Il faut comprendre que leurs visions du monde étaient aux antipodes de l’une et de l’autre. Par conséquent, il ne pouvait y avoir de véritable amitié entre eux. En outre, quelles que soient les sympathies et les aversions personnelles qui ont existé entre Alexandre Ier et Napoléon, tout le cours de l’Histoire a conduit à un conflit armé entre ces deux empires. En raisonnant théoriquement, on peut dire que ce conflit aurait pu prendre une forme différente. Mais il était inévitable.
Frédéric de Natal : Peut-on dire que le maréchal a été le sabre de Napoléon tout au long de son histoire, y compris durant cette campagne de Russie ?
P. J. Murat : Murat commence par sauver le coup d’État du 18 brumaire. Et tout au long du Premier Empire, sa cavalerie permet d’emporter la victoire dans pratiquement toutes les batailles décisives. C’est certainement « le sabre de l’Empereur ». Mais au-delà de cette image d’Épinal, il est sans doute, après Napoléon bien sûr, le plus grand meneur d’hommes de la Grande Armée. C’est une des raisons pour laquelle Talleyrand et Fouché, croyant Napoléon tué dans une embuscade en Espagne en 1808, avaient alors choisi Murat comme successeur, se garantissant ainsi la fidélité de l’Armée en cas de vacance du pouvoir. Ses qualités militaires sont exceptionnelles mais celles de Ney, Berthier, Davout, Soult ou Masséna ne le sont pas moins. Au-delà de ça, c’est surtout un excellent souverain à Naples et un observateur averti de la scène politique internationale. Il est le premier à alerter Napoléon des risques d’une dérive autoritaire de l’Empire qui est en totale contradiction avec l’éveil des Nations à travers toute l’Europe. C’est la raison majeure de la brouille entre l’Empereur et Murat. Il n’est donc pas seulement son sabre, il est aussi le héraut de l’Europe des Nations que Napoléon ne veut pas comprendre mais dont Napoléon III fera le coeur de sa politique étrangère.
Frédéric de Natal : « Il peut aller loin. Si je meurs ici, ce sera mon véritable héritier en Europe » a écrit Napoléon Ier à propos du Tsar peu de temps après son abdication. Alexandre Ier occupe la France avec ses troupes en mars 1814, après une bataille assez sanglante, dort à l’Elysée, n’aime guère les Bourbon mais accepte de favoriser leur restauration, empêche même la Prusse de dépecer la France. Peut-on affirmer que le tsar Alexandre est l’homme qui a vaincu Napoléon qu’il qualifiait« d’insatiable » ?
Gd G. de Russie : Après avoir remporté la guerre de 1812 et mené ses troupes victorieuses dans le reste de l’Europe, la Russie est devenue pendant un certain temps la puissance la plus forte du continent. Il faut bien comprendre que ce n’était pas seulement la victoire du Tsar Alexandre Ier, mais aussi la victoire du peuple russe et celle de nos alliés. Les pays coalisés ont toutefois fait en sorte de faire comprendre aux Français, que ce n’était pas la France qui avait été défaite, mais le régime de Napoléon jugé comme tyrannique et expansionniste. La Restauration, comme l’a déclaré Chateaubriand, a apporté la liberté aux Français. Bien sûr, c’est une question de point de vue mais c’est bien ainsi que cela été expliqué à l’époque. Dans le même temps, Alexandre Ier et Napoléon étaient des personnes assez intelligentes pour avoir un respect et une capacité mutuelle à reconnaître le courage et la ténacité de l’un et de l’autre.
Frédéric de Natal : Pierre Malinowski, directeur de la fondation franco-russe du développement
des initiatives historiques, et son équipe de chercheurs et de passionnés ont découvert les restes du
général Charles Étienne Gudin de la Sablonnière en 2019. Un évènement très médiatisé. Il sera
enterré à l’Hôtel des Invalides en mai prochain, le jour du bicentenaire de la mort de Napoléon Ier.
Le président Vladimir Poutine a été invité par l’Elysée mais n’a pas encore donné de réponse.
Serez-vous tous deux présents à cette cérémonie militaire ?
Gd G. de Russie : Pour l’instant, il est encore trop tôt pour répondre à cette question et je pourrai
vous en informer en temps voulu.
P. J. Murat : Le retour des cendres de Gudin aux Invalides devrait être le moment fort de l’année
Napoléon 2021 et pourrait être l’occasion d’un dialogue franco-russe sur fond de commémoration
historique. Mais c’est également un moment d’hommage national, une occasion de rappeler aux
Français qu’ils sont les citoyens et les héritiers d’un grand pays avec une grande Histoire. Quelles
que soient les polémiques autour du bicentenaire, la plupart complètement stériles d’ailleurs, cette
année sera celle où les Français revivront un peu ce sentiment de gloire et de grandeur. Napoléon
est Napoléon parce qu’il est entouré du peuple français, cette génération formidable de Français
qui fait la Révolution, l’Empire et diffuse dans toute l’Europe le vent de liberté des Lumières. Que
des salisseurs de mémoire et des manipulateurs de conscience avides de plateau télé alimentent les
polémiques pour essayer de gratter un peu de temps d’antenne est simplement pathétique.
Frédéric de Natal : Selon vous, cette cérémonie est-elle le symbole d’une réconciliation entre la
France et la Russie dont les relations ont été quelques peu malmenées ces derniers temps ?
Gd G. de Russie : Il est peu probable que cette cérémonie puisse résoudre tous les problèmes qui
existent actuellement entre nos deux pays. Mais elle est sans aucun doute un geste de bonne
volonté très important. C’est le témoignage que la Russie et la France se respectent mutuellement
et qu’en honorant la mémoire des soldats des deux armées, nous sommes capables de pardonner.
C’est une cérémonie qui sera marquante et bien qu’elle nous renvoie à notre passé commun, elle
aura indubitablement un effet bénéfique sur les relations politiques entre nos deux pays.
Frédéric de Natal : Que représente pour vous cette découverte des restes ? En quoi est-ce
important pour la France que le général Gudin soit inhumé à l’Hôtel des Invalides ?
P. J. Murat : La découverte de ces corps nous a donnée l’occasion de pouvoir les inhumer avec les
honneurs militaires et sous la bénédiction des rites orthodoxe et catholique. C’est exceptionnel de
pouvoir rendre des honneurs conjoints aux soldats français et russes morts pour leur patrie
respective et de les enterrer côte-à-côte en présence du Grand-duc de Russie et des représentants
officiels de l’armée française. Ces hommes se sont sacrifiés pour leurs pays, c’était notre Devoir
d’être présents et une émotion immense de leur rendre hommage et de les enterrer dignement.
Frédéric de Natal : Ironiquement, un mystère entoure les morts de Napoléon Ier et d’Alexandre
Ier, décédés à 4 ans d’intervalle l’un de l’autre. Napoléon meurt à Sainte-Hélène en 1821 ; on dit
que qu’il a été empoisonné et que le corps reposant au centre des Invalides ne serait pas le sien.
Alexandre Ier est mort en 1825 durant un voyage ; mais on dit qu’il aurait fini sa vie en ermite, que
son cercueil actuel est toujours vide, et que ses restes n’ont jamais été retrouvés. Quels sont vos
points de vue respectifs sur ces mystères entourant ces deux souverains ?
Gd G. de Russie : Je pense que ce ne sont que des légendes comme toutes celles qui entourent
les grands personnages de l’Histoire. Je ne pense pas qu’il soit important de savoir où se trouvent
les restes d’Alexandre Ier et de Napoléon Bonaparte. Ce qui importe, c’est le souvenir que nous
gardons d’eux et les leçons que nous avons appris de leurs victoires et de leurs réalisations, d’une
part, et de leurs défaites et de leurs erreurs, d’autre part.
P. J. Murat : Napoléon est-il vraiment aux Invalides ? Ce débat est souvent relancé. Ma
conviction est qu’il est bien dans le catafalque et qu’au fond ce n’est effectivement pas l’essentiel.
Pour moi ce tombeau est moins un monument à l’Empereur qu’un monument aux morts pour la
France et à la gloire de nos Armées.
Frederic de Natal